Quelque part en 2012, je crois. J’ai deux bébés à la maison. Je ne vais pas vous lister ici les avantages et les inconvénients d’avoir des enfants d’âges très rapprochés, toujours est-il que je me noie dans cette tâche qui n’a plus ni début ni fin.
Je n’ai plus de vie sociale et je sens mon identité se diluer et disparaître dans le tourbillon des biberons des purées maisons des tentatives d'endormissement des réveils des livres lus des sorties au parc.
Qui suis-je encore si ce n’est un être soumis aux désirs et aux besoins des deux petites créatures qu’elle a enfantées ?
À ce moment-là, ça fait presque 10 ans que je n’ai plus écrit la moindre histoire. Je ne saurai jamais ce qui, parmi la délicieuse liste de mes traumas d’adolescence a sonné le glas de mes ambitions de devenir écrivain (on ne parlait pas alors trop de féminiser les noms de métiers) mais le canal qui me relie ma créativité semble avoir été tranché net. Je n’ai plus jamais envisagé d’écrire pour moi (je suis alors chroniqueuse bd, donc j’écris toujours, mais uniquement sur les histoires des autres).
Je me remets tout à coup à écrire des histoires comme on s’agripperait à un rocher pour éviter la noyade. Je ne sais plus qui je suis, alors je déterre cette part de moi que j’avais tout aussi brutalement enterrée vivante.
Et je ne m’arrête plus.
Je me souviens d’avoir lu, il y a longtemps, un article que je n’ai jamais retrouvé (cette newsletter se spécialise en citations floues et hasardeuses) qui expliquait à quel point il est difficile de concilier maternité (au sens d’être mère, pas juste la grossesse et la toute petite enfance) et écriture. On y parlait de Tabitha Jane-Frances Spruce, qui avant de devenir l’épouse de Stephen King était une étudiante au moins aussi brillante que lui, mais qui avait rangé ses ambitions aux oubliettes pour s’occuper de la marmaille (et de son mari gavé de substances illicites)(Tabitha King a finalement publié quelques livres, mais on peut imaginer qu’elle en aurait publié beaucoup plus dans d’autres circonstances). On y évoquait une autrice d’un siècle passé qui envoyait ses enfants six mois par an à la campagne pour pouvoir écrire tranquille.
Je me souviens aussi des listes éloquentes d’autrices ayant commencé à écrire autour de la quarantaine, voir plus, car elles avaient dû attendre que leurs enfants soient assez grands pour trouver l’espace pour écrire (et c’est notamment pour ça que les résidences et autres bourses pour les artistes avec limite d’âge sont terriblement excluantes pour les mères mais c’est une autre histoire).
Après m’être (re)mise à écrire, j’ai passé les dix années suivantes à batailler, à écrire dans chaque interstice que me laissaient les réveils et les couchers les repas les devoirs les histoires lues les sorties au parc les activités du mercredi les rendez-vous chez l’orthophoniste et ces fichues vacances qui reviennent aussi vite qu’elles sont terminées.
J’ai conscience de mon privilège, celui d’avoir pu livrer cette bataille-là. Combien de livres ne lirons-nous jamais, combien d’oeuvres n’admirerons-nous pas parce que des mères doivent effectuer un travail alimentaire qui achève de remplir leurs journées et leur esprit ?
J’ai donc eu la chance d’écrire, et j’ai dès lors écrit ‘malgré’. Malgré la charge mentale, malgré le peu de temps, malgré l’esprit constamment accaparé, malgré la précarité et la culpabilité d’imposer mes choix à mes enfants.
Et au bout de dix ans, j’en avais plus que marre d’écrire malgré.
Jusqu’au jour où j’ai écrit les mots qui servent d’introduction à cette newsletter dans mes pages du matin “Je voudrais ne pas être que mère mais je suis mère en tout”.
Je luttais pour que la maternité ne prenne pas le pas sur mon identité d’autrice sans vouloir comprendre qu’il ne s’agit pas là d’une casquette parmi d’autres. C’est une part intrinsèque de ce que je suis.
Je suis au monde d’une façon particulière parce que je suis mère et j’écris et pense mes histoires d’une façon particulière parce que je suis mère. Ça ne me rend assurément ni meilleure ni plus spéciale qu’un.e autre, ça fait juste partie des expériences qui nous transforment. Et si j’avais eu d’autres enfants que ceux-là, je serais encore une autre personne et donc, une autre autrice.
Quand j’ai enfin compris ça, quand j’ai pris conscience que je ne voulais plus tenter de passer d’une de mes identités à une autre mais de trouver un moyen de toutes les fusionner, je me suis demandé comment on écrit non ‘malgré’, mais ‘avec’.
Comment on accepte, d’abord, qu’il faut composer avec une vie où la porte du bureau n’est jamais totalement (voir pas du tout) fermée (en ce qui me concerne mon bureau est pour l’instant aussi notre table à manger, il n’y a donc aucune porte à ouvrir ou fermer).
Accepter une bonne fois pour toute que c’est la vie que j’ai, que j’ai choisie, et que je ne veux nourrir ni rancœur ni regret à son égard. Ne plus voir ça, cette bataille permanente pour écrire dans les interstices comme une fatalité mais comme un choix.
Il y a des hommes (et des femmes qui envoient leurs enfants six mois par an à la campagne) qui laissent à d’autres le soin de s’occuper des gosses pendant qu’ils ÉCRIVENT (souvent en les confiant à quelqu’un qui croyait naïvement qu’élever des enfants se faisait à deux et qu’elles auraient elles aussi le droit de nourrir quelques rêves et ambitions). Il y a toutes celles qui n’ont pas eu d’autre choix que d’abandonner ces rêves-là.
Mais je veux férocement les deux, tout ensemble.
Et quand j’ai compris ça, j’ai cherché des modèles, des discours, des mots pour me dire que c’est possible, que c’est faisable. Je n’attends pas qu’on me dise que ce sera facile, j’ai juste envie que d’autres mères et autrices me racontent comment elles font, leurs astuces et leurs galères.
Je sais que des mères-autrices il y en a plein, mais je vois aussi qu’on ne leur laisse nulle part la place de raconter ce quotidien-là, si loin de la noble image de l’Auteur tout habité par son Art.
Ces mères qui font sans arrêt des sauts périlleux entre leurs histoires et la vraie vie. Ça n’a rien de noble, on n’a pas envie d’entendre ça (à moins d’un truc un peu romanesque avec une femme-courage qui travaille le jour, s’occupe des enfants le soir et écrit furieusement la nuit au lieu de dormir parce qu’elle doit répondre à l’appel de son Art, et encore on ne sera ému.e par cette image que si depuis les livres de la mère-autrice sont devenus des best-sellers).
C’est dans Danser au bord du monde que j’ai trouvé ce que je cherchais, cet espace de sororité, d’expérience commune auquel j’aspirais.
Dans le dernier essai du recueil intitulé La fille de la pêcheuse, Ursula Le Guin parle de sa quête personnelle, la même que la mienne, de récits de mères-autrices, de mots sur cette expérience-là.
J’ai lu cet essai un soir, pendant que j’essayais péniblement d’endormir la petite dernière en écharpe (elle voit le sommeil comme un affront personnel). Je l’ai lu comme on trouve un espace dans lequel se lover, écoutant religieusement les échos des voix recueillies par Le Guin, des voix qui me disaient tu n’es pas seule, et qui posaient des mots sur mon ressenti diffus.
Le Guin déconstruit le mythe de la femme qui doit faire un choix sacrificiel entre écriture et maternité. Elle raconte les romans qui s’écrivent par petits bouts dans les cuisines et le vacarme des salles à manger, les bébés qui dévorent les pages (parfois littéralement). Elle raconte tout ça sans en faire toute une histoire.
Je suis nulle pour retenir les citations (c’est fort dommage parce que j’adorerais ouvrir mes livres sur une citation, ça pose tout de suite son auteurice cette histoire), mais certaines phrases, de certains livres, vivent en moi comme des bouées de sauvetage pour me réconforter en cas d’urgence.
Dans cet essai, Le Guin cite Käthe Kollwitz, sculptrice et dessinatrice, qui décrit ainsi l’exercice de son art alors que ses enfants sont partis de la maison.
‘(...) je me demande s’il ne manque pas à ce travail-là une “bénédiction” : n’étant plus distraite par d’autres émotions, je travaille comme les vaches paissent.’
Attention, elle ne cherche pas ici à dévaloriser l’expérience de l’écriture sans enfant, elle réalise seulement, une fois qu’elle doit faire sans, l’intensité particulière dans laquelle elle créait quand il fallait composer avec le rythme imposé par ses enfants.
Depuis, à chaque fois que je sens la frustration monter, car si l’on n’y prend pas garde la frustration a tôt fait de nourrir la rancœur, je convoque ces mots ‘comme paissent les vaches’ (dans mon esprit j’ai inversé l’ordre des mots, je m’en suis rendue compte en cherchant ce passage pour la newsletter que vous êtes en train de lire).
Des mots qui me disent ‘Ça te rend dingue mais profite, aujourd’hui te manquera. Savoure cette intensité, cette expérience particulière. Goûte à la bataille que tu livres pour écrire. Crois-en l’expérience de celle qui l’a vécu et doit réapprendre à créer avec du vide autour.’
Depuis, cette pensée m’apaise, me permet de faire le pas de côté nécessaire pour écrire avec, pour composer mon numéro d’équilibriste avec une sérénité nouvelle.
Bien sûr que n’écrire que dans les interstices est moins confortable, plus laborieux. Mais c’est ce que je suis. Et un jour je serai autre et cette vie-là me manquera.
………….
Côté pro :
Si ce petit espace est a priori réservé à mon actu brûlante (qui ces temps-ci est plutôt rafraîchie), j’ai eu envie d’un espace où parler en long et en large de mes projets et je vous l’ai annoncé il y a quelque temps. Au Coeur du Bouillon vous raconte ce qui se passe dans ma tête pendant que j’écris. Le temps est si long entre la naissance d’une histoire et la sortie d’une bd et on a, je pense, tant de mal à visualiser à quoi ressemble le travail d’un.e scénariste, j’espère que ce nouvel espace vous permettra de mieux imaginer tout ça.
Sinon, pour les finistériens dans l’assistance, j’animerai un atelier d’écriture/dessin (selon l’âge et l’envie des participant.e.s) autour de la thématique chère à mon cœur du merveilleux que l’on fait naître du quotidien. Ce sera le samedi 24 mai à la bibliothèque de Landudec.
Les petits recos :
Je me suis lancée dans une quête de romans policiers cool. C’était mon genre préféré ado mais adulte je peine à retrouver des livres qui me procurent le même plaisir qu’alors. J’ai tenté Gracier la bête de Gabrielle Massat après l’avoir croisé à la bibli et bien m’en a pris, j’ai beaucoup aimé. C’est une enquête à la trame assez classique, mais bien menée et l’histoire a comme particularité d’avoir comme personnage principal un éducateur dans un foyer d’accueil pour mineurs, un lieu où atterrissent les adolescent.e.s dont plus personne ne veut. L’autrice raconte les trajectoires de vie que notre société tait, ces enfants abimés qu’on gave de cachets faute de moyen. Des enfants sacrifiés parce que c’est plus facile comme ça. Un sujet important que j’ai trouvé traité avec justesse et sensibilité.
Côté newsletter, mon amie Ocilia m’a conseillé celle de Milk and cookies et je vous la conseille à mon tour car je la trouve très douce. Dans des réflexions introspectives, son autrice nous invite à repenser une vie plus douce, plus lente, dont on savoure les détails. Sa lecture me fait toujours du bien.
Découvert dans cette à mon sens très importante newsletter de Louise Morel, qui nous invite à nous protéger dans notre utilisation des réseaux sociaux en pleine montée du fascisme, je vous encourage vraiment à écouter cette interview de Shoshana Zuboff qui nous permet de mieux comprendre la façon dont nous sommes tous utilisés et manipulés dans notre utilisation d’internet.
Peu de recos ce mois-ci (je suis légèrement sous l’eau), mais j’en profite pour vous demander conseil à mon tour : auriez-vous des romans policiers ou des romans fantasy que vous aimez beaucoup et pourriez me conseiller ?
(Je précise parce que j’ai réalisé que ça pouvait être une pression : que les gens aiment ou non les recommandations qu’on leur fait, c’est leur problème, donc aucune pression à avoir de peur que je n’apprécie pas la lecture de votre reco. Je suis toujours curieuse de lire des choses que je n’aurais pas lu d’habitude. Je dis ça parce que je me suis rendue compte que parfois je suis le conseil d’une personne mais qu’ensuite la personne en question stresse un peu que je n’aime pas. C’est pas grave, l’important là-dedans c’est de partager ce qui nous plait à nous, parce que des fois ça peut créer d’autres belles rencontres. On pas tous beaucoup trop de temps à tout critiquer et pas assez à parler de ce qu’on aime.)
…..
C’est tout pour ce mois-ci (enfin je retrouve celleux qui m’auront suivi dans l’aventure Au coeur du bouillon très vite, j’ai pleeeein de posts d’avance). Je vous souhaite un doux mois de mai, rempli d’amour et de fleurs.
Merci pour ce texte incroyable. Je ne suis ni mère ni autrice mais pourtant très touchée « personnellement » par ce récit. Merci beaucoup ❤️
Bonjour Elsa, merci beaucoup pour ce partage, c'est un plaisir de vous lire. Vous exprimez très bien cette période. En fantasy, j'aime beaucoup le cycle des démons de Peter V. BRETT, le 1er tome s'appelle L'homme Rune. Il y a aussi les livres de Robin Hobb, pour la chronologie de l'histoire, il faut commencer par les 1ers livres de l'assassin royal puis les aventuriers de la mer puis les derniers livres du cycle de l'assassin royal, puis les cités des anciens et enfin le cycle du fou et l'assassin 😆
Bonne journée et fin de semaine
Amélie